Le bail commercial peut-il relever du droit de l’Union européenne ?
Auteur : Me François VIANGALLI
Publié le :
13/11/2024
13
novembre
nov.
11
2024
Le régime des baux commerciaux français présente en droit comparé un haut niveau de singularité. Il protège le preneur, en lui garantissant une durée de contrat de 9 ans, qu’il assortit d’un droit au renouvellement, sauf indemnité d’éviction. Aussi est-il classiquement qualifié de propriété commerciale, puisqu’il garantit, à l’instar du véritable droit de propriété, une stabilité certaine à l’installation de l’entreprise.
Ce type de durabilité du bail, et de facilité de renouvellement, n’existe pas dans les autres États membres de l’UE, qui retiennent pour la plupart d’entre eux, à tout le moins, un système beaucoup plus libéral, qui laisse aux parties le soin de convenir, par des stipulations particulières, la durée et les conditions de résiliation du bail. Pour le propriétaire, le régime de liberté contractuelle peut présenter un intérêt, lorsqu’il souhaite évincer au plus vite son locataire, soit pour disposer du bien à d’autres fins, pour l’expulser en cas de défaut de paiement de loyer.
Dès lors, tôt ou tard, la question devrait ou devra se poser de la conformité aux règles du marché intérieur du statut impératif français des baux commerciaux, qui, pour une société d’un autre État membre, constitue l’un des obstacles existants à l’établissement en France, puisque le marché locatif disponible est d’autant plus restreint qu’il est précisément amputé de tout ce qui est déjà affecté à la propriété commerciale existante, du fait de la durée du bail commercial et du droit au renouvellement.
Sur le terrain des droits fondamentaux, ce type de contestation du statut des baux commerciaux a déjà donné lieu à des décisions de justice.
Ainsi, la Cour de cassation a jugé conforme au droit au respect des biens, prévu par l’article 1er du Premier protocole additionnel à la CEDH, du droit au renouvellement, dont se plaignait, sur ce terrain, le propriétaire (Civ 3ème27 févr. 1991, n° 89-18.729). Le principe de l’indemnité d’éviction ne constitue donc pas, selon la Cour, une violation du droit de propriété pour le bailleur qui souhaite retrouver l’usage de son bien ou tout simplement le louer à une autre société. Sur le même fondement, la Cour de cassation a également jugé que le principe de résiliation sans indemnité ni dédommagement pour le preneur en cas de destruction du bien ne constituait pas une violation du droit au respect des biens (Civ 3ème 29 juin 2011, n° 10-19.975).
En revanche, la Cour de cassation a jugé contraire à l’article 11 de la Convention sur la liberté d’association de la clause d’adhésion obligatoire à une association de commerçants pendant la durée du bail (Civ 3ème 12 juin 2003, n° 02-10.778).
Mais c’est sur le terrain du droit matériel de l’Union européenne, et en particulier des règles de liberté de circulation et de libre concurrence, que le statut des baux commerciaux est le plus exposé, dans un litige, à une éventuelle contestation sur le terrain du droit européen.
Pour l’heure, deux décisions de la Cour de justice de l’Union ont eu à connaître de ce type d’interférence.
La première décision a été rendue en 2015 dans l’affaire Latvija (C 345/14), dans laquelle la Cour a jugé qu’une clause d’agrément des tiers preneurs stipulée au profit du preneur principal était susceptible de constituer une entente au sens du droit de la concurrence. En l’espèce, une société exploitant en Lettonie un hypermarché s’était vue reconnaître par le bail commercial qu’elle avait conclue la qualité de « locataire de référence », ce qui lui conférait un droit de véto à la location de nouveaux baux commerciaux par des tiers à côté des galeries commerciales qu’elle exploitait. Saisie à titre préjudiciel de la conformité de cette clause au droit de la concurrence, qui permettait au locataire de référence d’organiser par élimination le commerce au détail autour de son activité, la Cour juge que ce type de droit de véto peut constituer une entente contraire à la concurrence, au sens de l’article 101 du TFUE, compte tenu de « la disponibilité et l’accessibilité du foncier commercial dans les zones de chalandise concernées » (pt 27).
La seconde décision a été rendue dans l’affaire NeXovation (C 665/19), jugée en 2021. Cette fois, il était question d’une procédure de faillite, en Allemagne. Les actifs de la société concernée avaient été mis en vente, au terme d’une procédure d’appel d’offres, mais l’un des candidats évincés à l’acquisition avait adressé une plainte à la Commission européenne pour violation du droit de la concurrence, la procédure d’appel d’offres n’ayant pas été selon elle « ouverte, transparente, non discriminatoire et inconditionnelle ». Il faisait notamment valoir qu’il s’était vu initialement proposer un rachat des actifs de la société en faillite, mais sur la base d’un bilan global, sans précision de l’existence d’un bail commercial en cours avec un tiers preneur. Or, selon lui, l’omission de l’existence d’un bail commercial dans la procédure d’appel d’offres constituait une forme d’aide d’État prohibée, au sens de l’article 107 du TFUE. Son raisonnement était le suivant : en dissimulant l’existence d’un bail commercial, la transparence de la procédure d’appel d’offres est entamée, ce qui la disqualifie en tant que procédure équitable exclusive de toute faveur à une entreprise détenant une information privilégiée. Or la Cour a suivi ce raisonnement, sur le principe, et admis la possibilité d’une qualification d’aide d’État par dissimulation du bail commercial, avant renvoi pour réexamen de l’affaire devant le Tribunal.
A côté de ces deux décisions, une troisième affaire mérite d’être relatée. Il s’agit de l’affaire Boé Aquitaine (C 838/19), jugée en 2020, dans laquelle était posée la question de la conformité au droit européen de la sanction des pratiques commerciales déloyales reconnues comme telles en droit français, en particulier en droit de la concurrence, dans le domaine de l’exercice de la profession de pharmacien. En l’espèce, une société civile professionnelle exploitant une pharmacie s’était vu refuser le renouvellement de son bail commercial aux mêmes conditions que celles du précédent contrat. Elle avait alors assigné en responsabilité le bailleur pour pratiques commerciales déloyales, du fait des clauses du contrat, sur le fondement de l’ancien article L 442-6 I 2 du Code de commerce. Le bailleur avait opposé à cela le fait que l’activité de pharmacien ne relève pas du champ des pratiques commerciales déloyales ; ce à quoi la société rétorquait qu’une telle exclusion du champ des pratiques commerciales déloyales revenait à légitimer par exemption de telles pratiques anticoncurrentielles, dans un domaine nullement exclu du champ de la libre concurrence par le droit européen. Aussi la juridiction française avait-elle finalement saisi la Cour à titre préjudiciel. Dans son arrêt, la Cour n’a pas tranché la question posée par le Tribunal de commerce, l’estimant imprécise et mal formulée, sans pour autant exclure qu’elle eût pu être fondée, eût-elle été énoncée en termes adéquats. Mais l’arrêt présente au moins l’intérêt de montrer que l’idée de contester le non-renouvellement d’un bail commercial sur le terrain du droit européen de la concurrence n’est pas absurde en soi. Peut-être une prochaine, à l’occasion d’un contentieux, la question du non-renouvellement du bail se posera-t-elle, sur le terrain du droit européen, si les circonstances et l’expertise de celui qui la pose s’y prêtent. En toute hypothèse, il apparaît que le droit des baux commerciaux n’est aucunement étanche à l’influence du droit de l’Union européenne.
Me François VIANGALLI
cabinet BOREL & DEL PRETE
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